Depuis 1998 et la première élection de Hugo Chavez au Venezuela, un nouveau cycle politique s’est ouvert en Amérique latine qui a vu émerger, dans une majorité de pays1, une nouvelle gauche du progrès humain au pouvoir. Partout, elle s’est appuyée sur le développement d’un fort mouvement des idées et des luttes sociales contre les politiques néolibérales et les oligarchies inféodées à Washington. Elle a pour point commun, au-delà de la diversité de ses acteurs et des expériences en cours, d’avoir tiré le bilan de l’échec du communisme d’Etat, en même temps que celui de la conversion de la social-démocratie en un social-libéralisme d’accompagnement et de rafistolage du système capitaliste globalisé. En Amérique latine, la social-démocratie s’est dissoute comme projet théorique et comme stratégie. Ayant renoncé au dépassement du capitalisme, et au nom d’une ruineuse stratégie d’accompagnement et de « régulation » du système, elle a finalement permis et même organisé, le démantèlement de l’Etat social. Elle s’est effondrée électoralement. Enfin, elle s’est parfois retournée contre le peuple.
C’est là le premier enseignement que nous offre le scénario latino-américain. Il nous montre que des peuples écrasés par le rouleau compresseur néolibéral (démantèlement de l’Etat et des services publics, libéralisations et privatisations, austérité généralisée, etc.) peuvent renverser l’ordre établi qu’ils ne sont pas condamnés à subir. Il nous indique également comment des systèmes politiques et institutionnels installés depuis des décennies peuvent, dans certaines conditions historiques, s’effondrer rapidement en emmenant dans leur chute fulgurante des partis (conservateurs et socio-démocrates) incapables de résoudre les problèmes concrets des populations.
Les processus de transformation sociale et démocratique en Amérique latine nous montrent que pour construire un rapport de forces durable dans la société contre les pouvoirs économiques et financiers et leurs représentants et divers relais – qui subsistent en dehors du pouvoir d’Etat -, il faut poursuivre des objectifs qui s’inscrivent dans une radicalité concrète2, elle-même rendue possible par la mise en place d’une méthode permanente : l’implication populaire.
Celle-ci passe en premier lieu par l’organisation de processus constituants pour refonder le système politique et le jeu démocratique, le développement et la multiplication des formes de consultation des populations (élections, référendum, référendums révocatoires, etc.), la démocratisation du spectre médiatique (soutien à la création de médias communautaires, renforcement de services publics de l’information, lois anti-concentration, etc.), le développement de l’éducation, le renforcement de la démocratie participative (« protagonique » disent les latino-américains) à tous les échelons, etc.
De ce point de vue, l’Amérique latine est loin des clichés médiatiques qui abondent sur les supposées dérives « autoritaires » des expériences en cours. Elles inventent au contraire de nouveaux processus politiques historiques dans lesquels les forces populaires – et en particulier les pauvres comme sujet politico-social – construisent leur émancipation à travers la mise en place de politiques concrètes qui, progressivement, ouvrent la voie à une transformation plus profonde des structures de la société. Et ce, dans le cadre d’un vif conflit démocratique assumé dans lequel les forces associées aux régimes antérieurs continuent – avec de nombreux soutiens extérieurs et médiatiques – d’agir dans les sphères politiques, institutionnelles, médiatiques et économiques.
Dans tous les pays où elle agit, la gauche latino-américaine construit l’Etat social lorsque celui-ci disparaît progressivement dans nos sociétés sous la pression de la globalisation. Elle affirme – et c’est aussi un enseignement – que l’investissement dans des politiques de justice sociale et environnementale constitue un facteur de progrès et de prospérité pour la société.
L’Amérique latine est la seule région du monde dans laquelle une fissure s’est produite dans l’hégémonie du néolibéralisme. L’ « autre gauche » latino-américaine fait la démonstration qu’il est possible de faire autrement lorsque la volonté politique s’installe, face aux marchés, au poste de commandement.
Et cette région n’est pas n’importe laquelle. Elle concentre en effet de formidables richesses convoitées dans le nouveau jeu géopolitique mondial à l’heure de la crise systémique du capitalisme. L’Amérique latine rassemble 1/3 des ressources mondiales d’eau potable, d’immenses réserves en hydrocarbure, en gaz, en minerais divers, en métaux rares, la plus grande biodiversité au monde, le plus important potentiel agricole, etc.
Dans ce contexte, elle est le laboratoire de nouvelles formes d’intégration régionale qui cherchent à bâtir la souveraineté et l’indépendance du sous-continent et de ses peuples face aux prétentions hégémoniques des puissances tutélaires traditionnelles de la région (Etats-Unis et pays européens). Qu’il s’agisse de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) crée en 2004, de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) fondée en 2008 ou de la Communauté des Etats de l’Amérique latine et de la Caraïbe (Celac) lancée en 2011, toutes ces initiatives et regroupement de pays conçoivent les voies de l’intégration régionale par des mécanismes qui ne placent pas le marché et le libre-échange au cœur des processus, mais les principes de coopération, de solidarité et de complémentarité.
Ce sont notamment pour toutes ces raisons que l’autre gauche française et européenne doit s’intéresser à l’Amérique latine. Celle-ci est une source d’inspiration en ce sens qu’elle offre un terrain d’élaboration et d’expérimentation unique pour certaines politiques que nous voulons promouvoir et mettre en place. Elle permet aussi d’en observer les contradictions, les limites et les réussites. Elle permet enfin de comprendre comment les acteurs se mobilisent et se mettent en mouvement pour faire bouger les lignes dans des sociétés meurtries par les oligarchies et le néolibéralisme. Et ce, tandis que notre continent s’enfonce dans une crise économique, sociale et démocratique d’une ampleur jamais connue depuis les années 1930 et dont les principaux responsables sont les mêmes (Fonds monétaire international, marchés financiers, auxquels s’ajoutent ici la Commission européenne et la Banque centrale européenne) qui ont saccagé les sociétés latino-américaines avant que celles-ci ne se rebellent.
Christophe Ventura
Notes :
1. Argentine, Bolivie, Brésil, Equateur, Nicaragua, Paraguay (avant le coup d’Etat de 2012), Pérou, Uruguay, Venezuela.
2. Il s’agit de politiques visant à organiser une réappropriation par la puissance publique des ressources nationales et des sphères économiques et financières abandonnées à la finance, à élargir le périmètre de la propriété sociale, à consolider l’accès des populations – notamment pauvres et indigènes – aux droits fondamentaux et à développer de nouveaux droits sociaux et environnementaux, etc.